L’exposition du Weissenhof qui a eu lieu à Stuttgart en 1927, appelée également « Die Wohnung » (l’appartement) , dans la Weißenhofsiedlung, (la cité de Weissenhof ou littéralement la cité de la cour blanche) est peut-être l’événenement majeur de l’architecture, et peut-être même de l’art du XXème siècle ; car pour la première dans l’histoire de l’art, les idées fonctionnalistes commencent à émerger en architecture, en art, et en architecture d’intérieure, à l’échelle urbaine, afin de proposer un nouveau mode de vie, complètement moderne, ancré dans la réalité de la vie quotidienne.
Organisée par Mies van der Rohe, alors vice-président du Werkbund, l’exposition rassemblait les travaux des architectes avant-gardistes les plus imminents du début du XXème siècle comme Mies van der Rohe, Walter Gropius, Mart Stam, Hans Scharoun, Bruno et Max Taut, Victor Bourgeois, et du Néerlandais J.J.P. Oud et du Suisse Le Corbusier. Mais aussi les travaux des pionniers de l’école expressionniste comme Peter Behrens et Hans Poelzig.
A noter l’absence de l’autrichien Adolf Loos et de l’allemand Hugo Häring, père -selon Théo van Doesburg- du fonctionnalisme.
C’est lors de cette exposition que l’on voit pour la première fois du mobilier en acier tubulaire, notamment le fauteuil B3 de Marcel Breuer qui fit la sensation d’un ovni dans le dessin de meubles. D’ailleurs, beaucoup considèrent que le modernisme, voire même le design, a débuté lors de cette exposition.
Pour illustrer l’impact de cette exposition, et de l’influence considérable qu’elle a eu sur toute l’avant-garde, nous vous proposons la lecture de l’article de Théo van Doesburg : La fameuse Exposition du Werkbund sur “L’Habitat” paru dans Bouwbedrijf en 1927.
Stuttgart-Weißenhof, 1927 : La fameuse Exposition du Werkbund sur “L’Habitat”
I
Quelques remarques.
L’exposition d’architecture appliquée, qui se tiendra à Stuttgart du 23 Juillet, signifie la réalisation d’une idée qui a émergé pendant des années dans l’esprit de la jeune génération regroupée autour de la revue G (Gestaltung). Cette idée peut être formulée ainsi : puisque toutes les expositions, que ce soit d’ objets d’art ou d’architecture ou de technologie, ne montrent que des parties séparées d’une entité, Einzelstücke ; et de l’autre part, qu’ à notre époque moderne, le Gesamtarbeit, l’unité d’un style collectif, est la seule chose qui compte, il doit être clair que pour toutes les expositions d’ œuvres d’art séparées de modèles architecturaux, manquent de cohérence interne, et sont inutiles et dépassées.
Au contraire, l’exigence doit être la suivante : la démonstration d’une entité dans laquelle toutes les parties (la couleur, les meubles, les ustensiles, etc.) sont organiquement combinées. […]. Cette nouvelle exigence d’organiser des expositions a été mis en mots pour la première fois en 1922, lors du congrès des artistes internationaux à Düsseldorf, par les constructivistes: « Arrêtez d’organiser des expositions. Créez plutôt des espaces pour des démonstrations de travail collectif […] Arrêtez de séparer l’art de la vie. L’art devient vie ».
En fait, comme tout le monde s ‘en souvient, le but de parvenir à un Gesamtarbeit a formé la base du mouvement de l’art moderne en Hollande, dont beaucoup propagent les idées dans le modeste périodique De Stijl qui a pris la défense du travail collectif par opposition à un art individualiste. […].
Le périodique G, dans lequel les fonctionnalistes ont commencé à publier leurs points de vue sur l’architecture en 1923, a été principalement conçu par les contributions d’artistes hollandais et russes, qui devenaient de plus en plus l’aorte des nouvelles directions de l’art en Europe. C’est grâce à l’initiative de l’architecte Mies van der Rohe, de loin la plus forte personnalité du groupe des constructivistes allemands, le socle véritable de la revue G (seulement cinq numéros de ce périodique ont été publiées), que l’idéal commun d’une exposition d’architecture démonstrative a été presque entièrement conçu. […]. Certes, personne ne sera surpris de l’énorme énergie nécessaire à la réalisation de cette manifestation de grande envergure, d’autant plus que des difficultés inattendues, des préjugés, et même des complications politiques ont dû être surmontés ; sans parler des difficultés financières, résultant de budget serré avec lequel les organisateurs ont dû travailler. Nous devons créditer à l’architecte Mies van der Rohe, vice-président du Werkbund, d’avoir su faire face à la majorité de ces problèmes, assisté par les 15 architectes collaborateurs ainsi que par ses fidèles partisans comme Werner Graff, Willi Baumeister, Hilberseimer, Docker, etc.
Il n’est pas prématuré de dire que cette entreprise d’organiser une exposition démonstrative est le produit d’une nécessité moderne, non seulement de mettre la manière traditionnelle de le faire à l’écart, mais en la surpassant, de fait la rendant obsolète pour une utilisation future. Ceux qui ont visité l’exposition de Paris en 1925, et qui peuvent la comparer à cette exposition, devront reconnaître l’insignifiance de la vieille façon d’exposer par rapport à ce qui se passe à Stuttgart.
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II
Impressions de l’exposition.
Quand nous arrivons, après avoir visité le Weißenhofsiedlung, à l’écran de verre dans le Gewerbehalle,
nous nous trouvons, sans y être préparé, dans le fait même de l’architecture d’intérieure. Nous sommes ici dans la meilleure et la plus pure présentation de cette exposition (si ces mots ne sont pas un abus de langage). Cette salle de verre, également exécutée d’après un dessin de Mies van der Rohe, doit sa création à la tâche sans équivoque d’afficher un matériau fragile (verre semi-transparent et opaque de différentes couleurs) d’une manière telle que la diffusion de la lumière se fasse avec des intensités différentes. Cela a été réalisé en augmentant la dimension des plaques de verre qui étaient énormes et placées à la verticale dans l’espace libre. Ces plaques de verre sont montées dans des cadres plats et étroits d’acier revêtu de nickel. La problématique était sobre, mais la solution a atteint le point le plus élevé qui soit, par ce que les artistes visuels peuvent parfois saisir dans de rares moments : l’essence du matériau avec tous ses défauts, comme la pesanteur, la résistance et l’éphémère, avec la force maximale de l’énergie de la matière elle-même.
Chaque matériau possède sa propre énergie, et le défi est de renforcer cette énergie à son maximum. L’inverse est : violation du matériau par mauvaise application, par lequel un pourcentage relativement élevé de la force de l’énergie est perdue.
[…]
C’est ma conviction absolue, formée dans la pratique, que seule la surface est décisive dans l’architecture. « Comment ? et que dire de la construction, de ce mécanisme? »
La réponse à cette question est: «La surface ultime est en elle-même le résultat de la construction. Cette dernière s’ exprime dans la surface. Une mauvaise construction conduit à une mauvaise surface. Une bonne construction produit une surface sonore avec tension. « En effet, la touche finale de l’architecture est dans la finition de la surface, de l’intérieur comme à l’extérieur. Le développement de la surface est essentiel, de la première pierre pour le dernier coup de peinture. Chaque architecte possédant un sens visuel pour la construction le sait, et avec ce verre affiché de Mies van der Rohe, il s’est avéré être au-dessus de ce nouveau problème.
Ce qu’il faut retenir de ce problème de surface est la chose suivante: que la surface est d’une grande importance pour les gens. L’homme ne vit pas dans la construction, dans le squelette architectural, mais ne touche l’architecture essentiellement qu’à travers sa surface (externe comme paysage urbain, et en interne comme à l’intérieur). L’élément fonctionnel devient automatique, seule la surface a une importance, car la perception sensorielle agit sur le bien-être psychologique. Elle a un impact sur le moral de l’habitant. La génération précédente (par exemple, celle du mouvement Jugendstil de Darmstadt) était imperméable à la pureté de la surface et voulait camoufler leur manque de sens de l’architecture et de la construction.
Aujourd’hui les choses sont différentes, peut-être nous en sommes venus à l’autre extrême, et le nouvel idéal d’un espace vide et une surface pure se rapproche de la réalisation de manière répétée. Ici nous sommes au centre du problème du soi-disant «design intérieur» et j’aurai l’occasion d’aller dans plus de détails sur ce sujet – encore non résolu – dans le cadre d’un article spécial.
III
Les maisons sont comme des personnes. Leurs caractéristiques, leur posture, leur démarche, leur l’habillement, en bref: leur surface, est le reflet de leur pensée, de leur vie intérieure. Le hall de verre dans le Gewerbehalle est l’expression d’un être aux idées ouvertes et nobles. La même chose est vraie pour ce complexe de logements, qui, en entrant dans la Siedlung, nous frappe immédiatement par sa conception grandiose. Les intérieurs le montrent également. Bien que les logements sont encore séparés les uns des autres, ils ne nous donnent pas l’impression morne de cellules vivantes uniformes juxtaposéss.
Quand est-ce que nous nous aventurerons enfin dans la construction centralisée afin d’assembler une grande diversité de possibilités de logement et de fonctions de vie sous un même toit (proche du gratte-ciel américains) ? Tout comme, à l’intérieur, la tendance pointe vers l’espace unitaire, il saura, en matière de logement pour les masses, nous conduire à la «demeure de l’unité, » normalisée conformément aux dimensions uniformes (modules).
[…]
IV
L’architecture Le Corbusier à Stuttgart est fortement influencé par les fonctionnalistes allemands, bien que ceux-ci n ‘étaient pas aussi intelligent que Le Corbusier en employant leurs principes de construction dans la pratique. Déplacement des piliers vers l’intérieur, comme dans la pratique de Le Corbusier – Je crois qu’il était le premier à le faire – En Russie aussi, les gens luttaient déjà il y a des années pour l’abolition des concepts traditionnels de la statique et du sentiment de gravité optique dans l’architecture moderne. Seul un enrichissement des possibilités techniques pourrait répondre à ce besoin. La dernière exposition d’architecture suprématiste à Moscou (dont certains exemples pourraient également être considérés dans le Plan-und Modell-Ausstellung à Stuttgart) a montré quelques exemples de ces initiatives audacieuses,[…]
Avec les fonctionnalistes, cependant, la décoration ainsi que l’effet visuel ont été entièrement supprimé. Par conséquent, la construction de la villa Corbusier n’est pas en accord avec ces principes, puisque chaque partie de son bâtiment, tend à un effet esthétique (quoique puriste pittoresque). Ses intérieurs sont des sculptures en couleur, ayant un effet visuel très surprenant, qui sont, cependant, que dans des cas exceptionnels repérables comme des espaces de vie. Ces intérieurs sont conçus un peu trop comme des studios (comme à Montmartre!). […]
Il ya quelque chose d’extraordinairement déprimant dans les longs couloirs étroits, qui, bien que leurs dimensions soient dérivées des paquebots [mailboats], nous rappellent les fentes étroites des tranchées. Le brun chocolat des murs augmente cette impression. Non, cette architecture, ces intérieurs, ne sont pas « de notre temps, » en dépit du fait que de très belles peintures cubistes soient accrochées sur les murs.
En conséquence, le consensus général est que Le Corbusier en visant, avec cette architecture, qu’à l’apparence extérieure – à l’exception de quelques détails constructifs – a cessé d’être un constructeur de l’envergure de sa renommée.
Scharoun est beaucoup plus consciencieux. J’ ai déjà discuté de ces nouvelles tendances dans l’architecture, que j’ai résumées sous le nom de «fonctionnalisme » ; et je suis très surpris que le fondateur de cette tendance, l’architecte Häring, ne soit pas représenté ici. Et plus généralement cette tendance venue de Russie, très en rapport avec la philosophie de vie communiste. Il est après tout compréhensible qu’ en réaction à une période de gaspillage et la surcharge décorative, une autre période suive dans un esprit de retenue maximale dans l’architecture et la production d’ustensiles. Cependant, la question est de savoir si une telle contrainte spatiale dogmatiquement, même politiquement conçue, et jusqu ‘à présent utilisée pour les usines et les logements de travailleurs, peut être réalisée. […] Il n’y a absolument pas de secret dans les nouvelles méthodes de construction, le problème est sobre, clair, ainsi que l’utilisation correcte et logique de matériaux de construction modernes entraînera les nouvelles formes de l’architecture qui émergera bien involontairement. Ceci facilite une réalisation à grande échelle (appelée «industrialisation» par moi-même). Le système « Kossel » peut servir ici un exemple en miniature.
[…]
Contrairement à la tentative maximale d’austérité dans le logement (telle qu’elle est pratiquée plus ou moins systématiquement par les fonctionnalistes, parmi lesquels j’ inclus Stam), presque tous les autres intérieurs peuvent être appelés gênant ou de «classe moyenne». Dans le premier, les concepteurs ont voulu rompre avec le snugness hypocrite qui caractérise les intérieurs de la génération précédente, dont il existe plusieurs «modernisations» d’ intérieurs d’influence française du fait des designers Frank, Taut,Behrens et Oud.
Ni même Scharoun a pu échapper à ces traitements esthétiques du plafond, des murs et des détails considérés odieux selon les idées fonctionnalistes. Un principe fonctionnaliste rationnel, anti-ornemental, ne peut être réalisé par l ‘étude de navires et de compartiments de train (dans lequel les architectes Loos et Corbusier trouvent leur inspiration). Une solution pour l’habitation moderne qui est satisfaisante à tous les égards n’a encore pas été trouvée, bien que les architectes Mies van der Rohe, Scharoun, Stam, et aussi Gropius, si celui-ci à un degré moindre, sont les plus proches d’une telle solution.
Si la destinée de l’architecture moderne est de devenir industrialisable, non seulement nous devrons sacrifier l’ornement, mais aussi, comme une conséquence implicite, de nous couper -complètement et sans pitié- de la tradition architecturale esthétisante. C’est déjà arrivé aux ustensiles de la vie quotidienne, qui ont fortement remonté dans notre estime. Nous leur avons enlevé impitoyablement toute notion d’ «art», d’art appliqué (…). Maintenant, nous savons que le meilleur, oui – même le plus beau des objets est celui qui n’a pas été touché par les doigts de l’artisan. L’architecture saura également venir à ce stade. Le Siedlung Weißenhof le confirme une fois de plus.
Théo van Doesburg, Novembre 1927.