Marcel Breuer



Marcel Breuer est certainement le designer le plus influent de la première moitié du XXème siècle. C’est certainement autour de son oeuvre que se sont construites les icônes du design du début du XXème siècle. Si bien que l’on serait en droit de se demander quelles auraient été les productions mobilières du Bauhaus, et celles du modernisme, sans ses apports conceptuels successifs.

marcel-breuer-visage_bis

En concevant le fauteuil B3 (appelé aussi fauteuil Wassily)  à partir de tubes d’acier cintrés à froid, Breuer est à l’origine de la première grande révolution mobilière du XXème siècle. A partir de ce procédé, il a conçu, durant la deuxième moitié des années 20, toute une série de chaises, fauteuils, tables (…) qui reste d’une étonnante modernité pratiquement un siècle après son élaboration.
Cet apport a complètement révolutionné la conception du meuble qui a pu s’affranchir de son côté massif et encombrant, et du fait de son automatisation, a pu répondre pleinement aux exigences du modernisme de progrès : fonctionnalité et reproductibilité.

Biographie de Marcel BREUER

Marcel Lajos Breuer, surnommé Lajko, nait à Pécs en Hongrie le 22 mai 1902 de parents médecins.

Il ne semble pas être un élève bardé de diplômes avec un destin tracé d’avance quand il termine ses études secondaires ; mais il est déterminé et réussit à obtenir une bourse pour débuter ses études artistiques. C’est en lisant des revues d’art moderne qu’il décide d’entreprendre des études à Berlin, puis à Vienne, pour devenir artiste.
Sur les conseils de l’architecte Fred Forbat, il quitte la capitale autrichienne pratiquement aussitôt après y etre arrivé pour s’installer en 1920 à Weimar, afin de devenir étudiant dans une toute nouvelle école fondée un an plus tôt appelée Bauhaus.

Les Années Bauhaus (1920-1928)

Dès son arrivée, Walter Gropius s’intéresse à ce jeune étudiant qui ne semble pas ordinaire. C’est lui-même qui le convint de se spécialiser dans la fabrication de mobilier et d’intégrer l’atelier menuiserie.

Durant les deux premières années Bauhaus, la production de Breuer reste assez classique, voire même conservatrice comme l’atteste la construction du siège africain censé « augmenter le rayonnement de son propriétaire ». Il ne faut pas oublier que le Bauhaus prônait, à l’instar du mouvement Arts & Crafs, un apprentissage artisanal qui était forcément classique.

C’est au cours d’un séjour qu’effectue Theo van Doesburg à Weimar en 1922, qu’il convint les artistes du Bauhaus d’adhérer à sa nouvelle esthétique qui prônait une démocratisation de l’art, dont les piliers seraient les couleurs primaires et les rapports spatiaux élémentaires.
Il s’ensuit une première révolution formelle dans ses créations que l’on peut voir dans le fauteuil en lattes de 1922. Il réalise également la coiffeuse et certains aménagements intérieurs pour la maison Am Horn (G. Muche – 1923) qui devaient servir de materiau d’exposition aux travaux du Bauhaus.

maison-am-horn-interieur

A cette époque de la construction de son style, il subit clairement l’influence De Stijl, et plus spécifiquement de Gerrit Rietveld, avant que les choses ne s’inversent un peu plus tard.

Ces années Bauhaus sont d’un foisonnement extraordinaire pour Marcel Breuer. Pratiquement toutes ses créations sont devenues, le temps passant, des icônes du design – à voir le Mobilier célèbre de Marcel Breuer.

En 1924, à la fin de son cursus d’apprentissage, les années bauhaus sont interrompues par un passage à Paris, où Breuer travaille dans un bureau d’architecte. Dans son livre paru chez Taschen, Magdanela Droste relate son séjour dans la capitale française et de l’ennui qui s’en ai suivi .

« Tout ici [Paris] est mort et les gens sans exception … peignent des cruches avec des asperges ou un nu, des filles au bord de la plage …»

Marcel Breuer, Lettre à Ise Frank

Au delà du fait anecdotique, on perçoit très nettement l’incompréhension qui pouvait régner entre les partisans du constructivisme, et les artistes issus de la tradition romantique européenne. Conflit qui va perdurer durant le XXème siècle sous d’autres formes.

C’est donc bien naturellement qu’en 1925-1926, Breuer répond à l’appel de Gropius afin d’intégrer le Bauhaus nouvellement installé à Dessau en tant que maître-professeur de l’atelier menuiserie. Ce qui peut apparaître un peu comique du fait que ses inventions marquantes seront plutôt orientées vers la production d’oeuvres en acier tubulaire.

Durant cette période sa pensée se précise. Elle est développée dans l’essai « Form funktion » où on dénote une claire volonté de s’affranchir de la conception esthétisante  De Stijl. Il déclare notamment :

« Un siège, par exemple, ne doit être ni horizontal, ni vertical, ni expressionniste, ni constructiviste, ni être fabriqué pour des questions de convenance, ni s’assortir de la table à laquelle il est associée, il doit être un bon siège et alors il va avec la bonne table ».

Marcel Breuer, Form & Funktion.

Cette méthodologie – dont il se sert pour la conception de meubles – pose les bases du fonctionnalisme et du style international.

Cette même année voit la naissance du siège Wassily (B3) qui propulse le design dans une nouvelle ère. Cette avancée, tant formelle que méthodologique, est due intégralement au designer hongrois. Mais des différends de toutes sortes vont miner les relations au sein du Bauhaus. Ça ne l’empêchera pas de réaliser des chefs-d’oeuvre du design durant près de 3 ans.

En 1927, Breuer fonde un label « standard-Möbel » avec l’architecte Stefan Lengyel, chargé de fabriquer ses créations en série. Mais il ne prévient pas le Bauhaus alors qu’il est sous contrat. Attitude qui commence à agacer au sein de l’établissement.
L’année suivante, Marcel Breuer prend ses distances avec l’école qui semble minée par des querelles internes virulentes qui poussent même Gropius a démissionner. En effet Breuer a toujours affirmé son allégeance à Gropius et à la garde constructiviste de l’école -avec Moholy-Nagy et bien d’autres- dont on reproche l’attitude trop radicale. De plus des problèmes de droits sur ses inventions scellent définitivement sa séparation avec l’école.
Il quitte le Bauhaus en avril 1928 pour fonder un bureau d’architecture à Berlin.

Les Années Européennes (1928-1937)

Au niveau mobilier, cette période est d’une grande maturité, mais son bureau d’architecture connut un succès mitigé. Dans le triple contexte du manque de commandes effectives, de la montée de l’antisémitisme (ses deux parents étaient juifs), et de la crise économique ; il s’exile un peu partout en Europe. En 1933, il s’installe en Suisse un court moment avant de prendre la route vers l’ Angleterre pour rejoindre la personne avec qui il est resté associé tout au long de sa carrière : ce même Walter Gropius.

Sa première construction fut la maison Harnischmacher à Wiedbaden (1932), lègère, sobrement ossaturée de béton, munie de larges parois vitrées et de tendeurs d’acier.

Harnischmacher-maison-breuer-1932

maison Harnischmacher à Wiedbaden -1932 (maintenant détruite).

 

La Suisse n’est certainement pas le terrain des idées du Bauhaus. On note cependant que Breuer a participé au projet de construction des maisons collectives et expérimentales au style très international appelées : maisons Doldertal (Zurich) pour  Siegfried Giedion, fondateur du CIAM.

Mais le projet s’est enlisé dans les turpitudes des réglementations et n’a vu le jour qu’en 1936. Bien trop tard pour tolérer la précarité sociale dans laquelle il vivait.

A partir de 1936, l’Angleterre offre un champ d’exploration intéressant pour Breuer. On note quelques projets remarquables conçus pour ISOKON -éditeur spécialisé dans le contreplaqué- comme une chaise longue, première du nom à se définir comme « organique ».

On reporte également certains aménagements et projets dont le pavillon d’exposition Gane en 1936 et, surtout, le projet du Civic Center of the Future où il y fit apparaissait pour la première fois ses immeubles en Y précurseurs du siège de l’Unesco à Paris.

Civic_Center_of_the_Future-breuer

Projet de cité idéale de Marcel Breuer : Civic center of the Future -1936

Mais l’Angleterre est loin d’être le terrain propice à la philosophie et au talent de Breuer.

Les Années Américaines (1937-1981)

C’est donc tout naturellement qu’en 1937 Breuer répond une nouvelle fois  à l’appel de Gropius, et quitte l’Angleterre pour les États-Unis où les deux hommes vont entreprendre, jusqu’à la fin de leur vie, des carrières respectées et reconnues à la hauteur de leur talent.

Breuer enseigne à l’université d’architecture d’Harvard dans le Massachussets et fonde avec Gropius, en 1941, un bureau à Cambridge. Ils cessent leur collaboration quelques années après pour ce qui semble être une divergence de positions.

Durant ces années d’enseignement, l’influence de Breuer devient cruciale, car c’est lui qui forme la nouvelle génération d’architectes américains telle que  Barnes, Johansen, Peï, Catalano, Rudolph, Seidler et surtout Philip Johnson qui avait publié le célèbre International Architecture.

Durant ces années, Breuer se consacre exclusivement à l’architecture résidentielle où il s’attarde à y intégrer ses idées dans un contexte américain. Un peu à la manière d’Alvar Aalto, il s’efforce  d’intégrer des savoir-faire régionaux. Ce qui n’avait été que très peu fait chez les maîtres du modernisme.

En 1946, il transfère judicieusement son bureau à New-York.

Sa première grande reconnaissance arrive lors d’une exposition du MoMA. A cette époque, le musée new-yorkais organisait sa fameuse compétition de « low cost furniture » où on a pu voir pour la première fois les travaux de Charles Eames, Donald Knorr et Eero Saarinen.

Les travaux de Breuer ne sont pas retenus, mais le MOMA organise une sorte de parcours autour de l’oeuvre du designer hongrois. L’année suivante, le Moma passe une commande d’aménagement de ses jardins ; à ce titre il conçoit la « house in the museum garden » sur le type même de ce que l’on appellera les « Breuer Houses ». On en dénombra un certain nombre disséminées un partout aux Etats.

House in the museum garden – Breuer 1949 (MoMA)

 

C’est en 1950 qu’il mit au point son style architectural en employant les ressources esthétiques du béton armé qu’il avait mis au point avec son collaborateur et ingénieur : Pier Luigi de Nervi.C’était l’occasion pour lui de créer des structures architecturales et plastiques qui fussent des « sculptures ayant une fonction ».

A partir de 1953, ses idées vont éclore autour de l’architecture monumentale. S’appuyant sur son parcours exceptionnel et de sa formation avec Gropius, Breuer est retenu dans beaucoup de projets où il développe sa conception du style international. Il subit clairement l’influence de Le Corbusier et du nouveau mouvement que l’on appelle le brutalisme.

De 1950 à 1953, il construisit avec de Nervi et Zehrfuss, le fameux siège de l’UNESCO à Paris. Constitué d’une structure unique en Y en béton armé.

Ce même procédé fut repris pour la nef de l’Abbaye bénédictine de l’université de Saint-Jean dans le Minesota. (1953-1961).

En 1955, il conçoit le Hunter College du Bronx et le bâtiment de l’ University Heights de New York. Bâtiment conçu, ironie du sort, en porte-à-faux.

Paradoxalement,à partir des années 60, Breuer a commencé à être internationalement reconnu comme un géant de l’architecture du XXème siècle quand il a été le moins créatif. Lorsque son travail a consisté essentiellement à suivre les grandes tendances issues du style international.

On note néanmons durant cette période des projets intéressants comme :

  • le siège central du Department of Housing and Urban Development.
  • Le laboratoire pharmaceutique Sarget de Bordeux Mérignac
  • le centre de recherche IBM de la région niçoise (dont il était très fier).
  • Station de ski de la Flaine
  • Museum of American Art de NY
  • la grande ZUP de Bayonne.
  • Et surtout la nouvelle ambassade d’Australie à Paris, quai Branly réalisée avec Seidler.

Cette période de succès est à coup sûr une période de revanche sur ses aspirations d’architecte qui lui ont été refusées en Europe durant la période d’avant-guerre. Et toujours dans la paradoxe, c’est en France, le lieu où il s’est le plus ennuyé durant sa jeunesse qu’ il conçut certains de ses projets phares comme les bâtiments de l’Unseco à Paris, le centre de recherche IBM et le centre de sport d’hiver de la Flaine.

Marcel Breuer meurt le 1er juillet 1981. Il est enterré à New-York.

Conclusion

Peut-être serait-il vain de résumer en quelques mots une production  aussi féconde que celle de Marcel Breuer. Il a certainement pu exprimer son génie créatif au bon endroit, à la bonne époque, dans une discipline qui a permis la fusion de pratiques et de savoirs issus de différentes compétences.

Ses productions en design, qui persistent à ne pas vouloir se démoder, symbolisent à elles seules l’idéal constructiviste élaboré en Russie qui voulait que l’intention créatrice trouve son support principal dans la pratique des hommes (issu du monde technique) et la culture du matériau.

Évidemment d’autres designers de la même époque produisent des œuvres de qualité, comme celles de Mies van der Rohe, de Le Corbusier. Mais ces dernières ne réussissent pas le passage de l’innovation et, surtout, de la reproductibilité bon marché ; s’adressant de ce fait à une élite sociale. Principe qui n’était pas réellement dans l’idéal prôné du fonctionnalisme.

Historiquement, au niveau du design, le digne successeur de Marcel Breuer fut, semble-t-il, Charles Eames qui s’est autant attardé à la problématique de la structure, de l’innovation, de la culture du matériau et de la reproductibilité.

Quant à son approche de l’architecture formelle, qu’il conceptualisa à partir des années 60, seule l’histoire nous dira s’il s’était engagé sur la bonne voie. On peut seulement dire, a posteriori, que ces constructions n’ont jamais eu l’impact culturel, historique et social de celles de Mies van der Rohe.