Le suprématisme



Le suprématisme est un mouvement pictural russe du début du XXème siècle qui a été construit essentiellement autour de l’oeuvre et la personnalité de Kasimir Malévitch. Comme le dit le principal intéressé : “Le suprématisme est né à Moscou en 1913. Les premières oeuvres, présentées à l’exposition de peinture de Pétrograd ; ont soulevé l’indignation des “vénérables journaux de l’époque”, de la critique, ainsi que des professionnels, les maîtres de la peinture.” Selon Malévitch, c’est en dessinant le décor de l’opéra futuriste, la Victoire sur le Soleil (représenté en décembre 1913), que le carré noir  s’est imposé au peintre; mais il a fallu attendre l’exposition collective 0.10 -la dernière exposition futuriste (Pétrograd – 1915) pour voir les premières oeuvres picturales dites suprématistes. Cette exposition a eu un tel impact dans l’avant-garde russe que beaucoup de peintres, jusque-là englués dans le cubo-futurisme tels que Popova, El Lissitzky, Klioun et beaucoup d’autres ont rejoint Malévitch, d’où le courant artistique qui s’est naturellement formé sous le nom de Supremus.

Les suprématistes

Développement du suprématisme

Comme l’indique Malévitch, dans son développement historique, le suprématisme a connu “trois degrés (périodes) : le noir, la couleur et le blanc” La période noire définit les éléments fondamentaux du suprématisme (1915):

La période couleur (1915-1918) :

La période blanche (1918) :

Interprétation du suprématisme

Beaucoup de contre-sens ont été faits sur l’interprétation du suprématisme. Contre-sens que l’on trouve encore dans beaucoup d’articles encyclopédiques. Le suprématisme n’est en rien une apologie de la géométrie. Malévitch n’est pas rationaliste dans son approche picturale, il se déclare même de l’a-logisme, de la spiritualité et même de la non-objectivité (ce qui le situe radicalement à l’opposé du constructivisme). La forme n’étant selon Malévicth qu’un élément autonome pour y associer une énergie qui prend son intensité dans la couleur. Le suprématisme est donc un courant esthétique qui tend essentiellement à définir l’autonomie de la couleur (l’énergie) dans un système pictural qui tente de trouver un équilibre autour de ses forces.

« Le suprématisme est le système précis suivant lequel s’est effectué le mouvement de la couleur, par le long chemin de la culture. »
in Le suprématisme, Malevitch ( 1920)

« Il faut construire dans le temps et l’espace un système qui ne dépende d’aucune beauté, d’aucune émotion, d’aucun état d’esprit esthétiques et qui soit plutôt le système philosophique de la couleur où se trouvent réalisés les nouveaux progrès de nos représentations, en tant que connaissance. »
Ibid.

C’est en donc en connaissance de cause que beaucoup d’artistes du XXème siècle qui vont travailler autour de la notion de couleur, tels qu’Yves Klein et beaucoup d’autres, vont se réclamer de ces découvertes. Andrei Nakov, le célèbre historien de l’avant-garde russe, voit dans le suprématisme cet événement où “la création artistique et la peinture, en particulier, ne se contentent plus de produire un simple reflet du monde mais affirment le droit à la création autonome et totalement indépendante de toute autre source d’inspiration que son propre matériau”. Ce qui va définir les bases de l’abstraction. Pour synthétiser ces propos, on peut dire que le suprématisme est le premier mouvement artistique qui tend à élaborer un langage pictural dynamique autonome à travers les éléments fondamentaux de la peinture (la couleur, forme, intensité, poids, texture etc …).

Les éléments picturaux du suprématisme

“En analysant la toile , nous y voyons au premier chef la fenêtre par laquelle nous découvrons la vie. La toile suprématiste reproduit l’espace blanc et non l’espace bleu.”
Ibid.

Il faut donc voir le blanc (celui du fond) comme cette espèce d’ “espace infini” très proche d’un espace electro-magnétique dans lequel des objets gravitationnels se situeraient dans une sorte d’équilibre des forces.

“tous les organismes techniques ne sont rien d’autre que de petits satellites, tout un monde vivant prêt à s’envoler dans l’espace et à y occuper une place particulière”.

Le noir étant cette force qui découvre la “forme de l’action” dans son sens le plus pur, et la couleur, ses variantes.
note : Ceux qui s’intéressent aux recherches structuralistes verront très aisément le carré noir (et tout autre élément) comme l’affirmation du symbolique sur le réel.

Le positionnement de la toile suprématiste est un objet de débat , car certains détracteurs -assez observateurs- mentionnent, suivant les photographies que l’on a disposition, que Malévitch disposait ses toiles parfois dans un sens, et parfois dans un autre ; concluant que c’est bien la preuve qu’il ne savait pas ce qu’il faisait. C’est un fait qu’il s’amusait à faire cela, mais il faut voir les toiles suprématistes comme des éléments pris dans des forces internes au tableau. De la même manière qu’un espace gravitationnel cohérent, l’important n’est pas son positionnement, mais c’est l’étude des forces et des énergies qui le structure. Cela n’a aucune espèce d’importance que les œuvres soient disposées de bas en haut ou de haut en bas. C’est le contexte qui le détermine. Néanmoins, il était important pour Malévitch, que le positionnement des toiles se fasse en hauteur de la manière la plus éthérée possible.

La critique du suprématisme

La critique a été féroce et s’est construite autour de plusieurs composantes assez hétérogènes :

–  la critique du monde académique qui voyait dans cette forme d’art une affirmation de la dégénérescence de l’avant-garde. Ce fut le cas de la critique très virulente d’Alexandre Benois qui écrivait . “Tout ce que nous avions de Saint et de sacré, tout ce que nous aimions et qui était notre raison de vivre a disparu” – 1916. Malévitch lui répondit sur le champ :

“Pauvre vieillard, sert de l’art grec, qui se nourrit des déchets de l’ancienne magnificence du maître, et traîne une existence misérable près des ruines du cimetière de l’art grec et romain”.
Correspondance, K.Malevitch

– la critique constructiviste, qui a été la plus élaborée, s’est concentrée autour des paroles de Tatline qui définissait le suprématisme comme “la concentration de toutes les erreurs du passé” . En fait, les constructivistes voyaient dans le suprématisme une énième approche stylistique de l’art pour l’art. Les critiques d’art les plus célèbres de l’époque l’accusent ouvertement d’esthétisme. Critique qui a été partiellement acceptée par Malévitch qui déclarait -à peu près au même moment que Rodtchenko- la mort de la peinture. La peinture étant, selon ses dires, une discipline “périmée depuis longtemps”.

– Mais les critiques qui l’ont affecté le plus sont celles venant de ses fidèles qui l’avaient  rejoint au fil du temps et qui ont commencé à prendre leur distance à partir de 1919. C’est le cas de Popova et de son ami fidèle Klioun. D’un point de vue historique, c’est certainement El Lissitzky qui prend acte des limites du suprématisme qu’il incarne à travers son parcours  et de cette volonté de passer à autre chose à partir des années 20. En fait,  il est bien possible qu’en voulant libérer la peinture, Malévitch n’ait fait  que de l’enfermer dans une dialectique dont il a vu  très tôt ses propres limites. En tout cas, son positionnement ne l’a conduit qu’à s’isoler du monde de l’avant-garde ; et il était bien évident, qu’à cette époque, les artistes russes avaient d’autres ambitions que de se parler à eux-mêmes. Il était encore question de changer le monde et d’instaurer un nouveau système de valeur dont l’art prendrait une part importante. A partir de 1919, on peut dire que sous sa forme picturale, le suprématisme est un mouvement mort. Certains diront même que tout le mouvement de l’abstraction du XXème siècle n’est que la tentative de ressusciter ce cadavre.

Le passage à l’architecture.

Après une année de réflexion, prenant acte de tout cela, Malévitch certainement enthousiasmé par le nouvel élan que proposait le socialisme, a voulu porter une dimension “utilitaire” à ses créations. Il créé l’UNOVIS en déclamant ” Vive le système unique de l’architecture mondiale et de la terre !”. A partir de cette époque, il abandonne la peinture, afin d’élaborer des systèmes architecturaux utopiques qui appellera les architectones. A noter, pour ceux qui s’intéressent aux artistes contemporains, que certains des travaux de Didier Marcel et d’Absalon vont grandement s’inspirer de ces systèmes architecturaux. Mais il est clair que Malévitch  n’arrivera pas à convaincre. Et ce sont les plutôt les essais d’ El Lissitzky  autour du Proun qui vont acter le renversement constructiviste de l’avant-garde. “l’artiste devient un créateur (constructeur) de formes pour un nouveau monde – le monde de l’objectivité.” Proun, El Lissitzky (1920).

En 1921, Popova qui avait quitté Tatline pour rejoindre la non-objectivité de Malévitch, déclare « L’organisation des éléments de la production artistique doit se tourner vers la mise en forme des éléments matériels de la vie, c’est-à-dire vers l’industrie, vers ce qu’on appelle la production ».

Cette période sera marquée par l’isolement progressif de Malévitch au sein de l’avant-garde. Enfermement qui va devenir mystique. A partir de 1928, on peut dire que le suprématisme est définitivement mort bien que, parfois,  on voit apparaître certains éléments suprématistes dans sa période dite post-suprématiste”.

Les Ecrits sur le suprématisme :

Il n’existe pas d’écrits systématiques de Malévitch sur le suprématisme, bien que l’article Le suprématsime (texte) donne quelques précisions sur le système pictural du peintre russe.

Néanmoins, une brochure assez polémique nommée du cubisme et du futurisme au suprématisme était distribuée lors de l’exposition de Petrograd de 1915 où Malévitch expliquait comment il avait été amené à créer le suprématisme. Ce texte a une importance assez considérable si vous voulez comprendre la naissance de l’art abstrait au début du XXème siècle.