Le fonctionnalisme



Le fonctionnalisme est le nom donné à un courant architectural qui apparaît au début du XXème siècle sous sa forme théorique, si bien qu’ on l’associe aisément au modernisme (ne pas confondre avec l’art moderne),  au rationalisme, et à l’art anti-ornemental; principes de la création qui ont décliné l’esthétique des productions du Bauhaus à partir de 1925.

Au début, une forme d’art appliquée à l’architecture  industrielle, elle s’est étendue à toutes les activités de la création artistique pour devenir progressivement ce qu’on appelle le style du XXème siècle, le style international, symbolisé par la formule universelle de Louis H. Sullivan :

« la forme suit la fonction. Telle est la loi  »
 Considérations esthétiques sur la hauteur des bâtiments, Louis H. Sullivan (1896)

Mais avant de décliner cette approche de la création, voyons les principes philosophiques qui sous-tendent  le fonctionnalisme.

Les origines philosophiques du fonctionnalisme

Dans les faits, le fonctionnalisme, aussi étrange qu’il y parait, n’est pas une doctrine totalement nouvelle dans l’histoire de la pensée, puisque le philosophe Platon s’y réfère déjà dans sa République :

« – Mais à quoi tendent les propriétés, la beauté, la perfection d’un meuble, d’un animal, d’une action quelconque, sinon à l’usage auquel chaque chose est destinée par sa nature ou par l’intention des hommes ?
– À nulle autre chose.
– C’est donc une nécessité que celui qui se sert d’une chose, la connaisse mieux, et qu’il dirige l’ouvrier dans son travail, en lui apprenant ce que son ouvrage a de bon ou de mauvais par rapport à l’usage qu’il en fait lui-même. Le joueur de flûte, par exemple, apprendra à celui qui fabrique cet instrument, quelles sont les flûtes dont il se sert avec le plus d’avantage ; il lui prescrira la manière dont il faut les faire, et celui-ci lui obéira.
– Sans doute.
– Le premier prononcera donc sur les flûtes bonnes et mauvaises en homme qui sait ; et le second travaillera sur la foi du premier.
– Oui.
– Ainsi, à l’égard du même instrument, le fabricant jugera qu’il est bon ou mauvais par simple foi, en vertu de ses relations avec celui qui sait, et parce qu’il est obligé de s’en rapporter à lui ; mais c’est l’homme qui fait usage de la chose auquel appartient essentiellement la science. »

Platon, La République, Livre X.

Ce petit passage extraordinaire du philosophe grec se suffit pratiquement à lui-même, en se demandant s’il ne faudrait pas  arrêter la démonstration à cet instant. En associant le principe de création  à celui de l’efficacité, du bon, du nécessaire ; Platon pose, dans la plus grande évidence, la grande révolution qui va s’opérer plus de deux millénaires plus tard.

Toute la question est de savoir pourquoi, si ce principe a été édicté il y a si longtemps, il apparaît si peu naturel, si bien qu’il a fallu tout ce temps pour revenir à cette conception de la création ?

Les causes sont bien évidemment multiples. Mais si cette forme d’art n’est pas apparue évidente, c’est qu’une autre a tout simplement dominé les esprits. Dans les faits, depuis la Renaissance au moins, c’est la vision kantienne qui a prévalu. C-a-d, un art sans fins utilitaires (finalité sans fin), où la forme et le beau sont la résultante de l’idée, de la subjectivité de l’artiste et de son intention.

« La pittura e cosa mentale » disait Leonard de Vinci, cette fameuse cosa mentale étant une sorte de lien entre le spectateur et l’artiste ; le but du sujet spectateur par rapport à l’œuvre d’art (objet) étant, selon Léonard de Vinci, de l’élucider pour rentrer dans la subjectivité de l’artiste. Un principe qui peut tendre à l’universel (par une autre voie que celle de la raison selon Kant) mais qui reste dans une dimension subjective.

Ce principe est tellement ancré dans les habitudes que l’on aurait du mal à voir autre chose, à ceci près que des créateurs, principalement des architectes, ont commencé à discuter ces principes à partir de la fin du XIXème siècle.
Voyons comment cette remise en question a pris forme.

Vers une vision matérialiste de la création

Le premier d’entre eux fut sans conteste  Louis H. Sullivan, en définissant la fonction comme l’esprit de l’architecture :

« Il est une loi qui pénètre toutes les choses organiques et inorganiques, toutes les choses physiques et métaphysiques,  toutes les choses humaines et toutes les choses surhumaines, toutes les manifestations de l’esprit, du cœur, de l’âme, que la vie est reconnaissable dans son expression du fait que la forme suit la fonction. Telle est la loi.

Allons-nous, alors, violer quotidiennement cette loi dans notre art ? Sommes-nous si décadent, si imbécile, que nous ne pouvons pas percevoir cette vérité si simple, si simple ? »
Considérations esthétiques sur la hauteur des bâtiments, Louis H. Sullivan

Cet essai -qu’il faudrait lire dans son intégralité- a une importance capitale car il pose le grand dilemme de l’architecture : est-ce qu’un principe esthétique, culturel, idéal, organique (etc.) doit définir une démarche architecturale ? ou, à l’inverse, est-ce que ce sont les conditions sociales qui les déterminent ? l’architecte ne répondant qu’ à une approche satisfaisante, pratique et économe pour répondre à ces besoins ?

Le deuxième architecte qui a pris ce versant  est Adolf Loos qui, revenant d’un voyage aux Etats-Unis au début du XXème siècle,  avait étendu cette conception à l’ensemble de l’architecture et de l’art.

 « D’un combat de trente années, je suis sorti vainqueur. J’ai libéré l’humanité de l’ornement superflu. « Ornement », ce fut autrefois le qualificatif pour dire « beau ». C’est aujourd’hui, grâce au travail de toute ma vie, un qualificatif pour dire « d’une valeur inférieure ». De toute évidence l’écho renvoyé se prend pour la voix elle-même […]. Je sais que l’humanité m’en sera reconnaissante un jour, quand le temps épargné sera bénéfique à ceux qui jusqu’à présent étaient exclus des biens de ce monde.  »
Adolf Loos, Ornement et Crime – 1909.

Vers une création objective

Bien que les principes théoriques aient été trouvés par ces deux architectes, il a fallu un peu plus de temps pour voir émerger un art purement fonctionnaliste et utilitaire. C’est-à-dire libéré de la culture et de la subjectivité. Car, dans les faits, les créations d’Adolf Loos, bien qu’anti-ornementales, restent très expressionnistes. Dans tous les cas, c’est un principe, une conception de l’art, et même de la vie, qui dictent la forme et l’acte créateur. Dans l’approche fonctionnaliste c’est totalement l’inverse.

Explication :

Si toute la question repose sur le sujet créateur dans la vision classique de l’art, peut-il y avoir une conception objective tirée des principes rationalistes (c-a-d réduisant l’approche subjective a minima) répondant à des critères matérialistes ?
En d’autres termes, est-ce que l’enquête sur la matière, très proche de la méthodologie de l’ingénieur, peut faire émerger un type d’art ?
C’est la question que pose Vladimir Tatline quand il crée ses contre-reliefs, dont l’idée était de produire des objets sculpturaux qui changeaient de forme selon la disposition du spectateur dans l’espace. Le but de ces créations étant, selon l’artiste russe, de dompter les émotions qui émanaient de la voie rétinienne du spectateur afin de trouver l’unicité  et la vérité de l’œuvre dans une approche rationnelle.

L’enquête sur la matière, le volume, et la construction nous a permis, en 1918, sous une forme artistique, de commencer à combiner des matériaux comme le fer et le verre, les matériaux du classicisme moderne, comparable dans leur gravité avec le marbre de l’antiquité. De cette façon, l’occasion s’est dégagée de réunir des formes purement artistiques avec des intentions utilitaires . Un exemple est le projet de Monument à la Troisième Internationale. » Tatline

Nous y voilà progressivement. Mais à dire vrai, même si Tatline se réclame d’une démarche fonctionnelle dès 1919, ses créations ne le sont pas encore : le monument à la troisième internationale reste dans les faits, très symboliste. La symbolique de la spirale est même prise dans son sens littéral (sens de révolution). Il arrivera néanmoins à un art purement fonctionnel  un peu plus tard, en 1928, avec le Létatline.

Le renversement matérialiste : le début du fonctionnalisme

En fait, le renversement fonctionnaliste, même s’il est dans l’air du temps, s’opère essentiellement dans les ateliers du Bauhaus. Les expériences les plus connues sont le fait de Marcel Breuer, puis de Mart Stam quand ils ont créé le fauteuil B3 et la chaise en cantilever (à l’origine d’une brouille entre les deux hommes).

mart-stam-cantilever Breuer édifie ses principes dans un article assez peu connu de Form & Funktion :

«Un siège, par exemple, ne doit être ni horizontal, ni vertical, ni expressionniste, ni constructiviste, ni être fabriqué pour des questions de convenance, ni s’assortir de la table à laquelle il est associée, il doit être un bon siège et alors il va avec la bonne table»
Marcel Breuer, Form & Funktion (1925)

Breuer, et il faut bien comprendre cela, place le bon au centre de sa démarche. Concept  qui sous-entend, dans le cas présent, la robustesse, l’économie des moyens, la reproductibilité, la standardisation primant sous toute autre contingences esthétique, idéale ou artistique. C’est cela le fonctionnalisme et rien d’autre.

Néanmoins, on peut reprocher au fauteuil B3 (1925) son côté très peu confortable, c’est la raison pour laquelle l’approche  du mobilier en cantilever de Mart Stam semble la plus appropriée pour définir l’approche fonctionnaliste. Avec ces inventions, le mobilier a pu s’extraire du côté massif du bois, de l’encombrement des piétements etc. Elle définissait une nouvelle approche de la vie matérielle et sociale.

Un art « du peuple, pour le peuple, et par le peuple » disait déjà Louis H. Sullivan en 1896.

Évidemment, l’architecte de Boston avait proposé exactement la même approche, mais le génie de Breuer est d’avoir acté ce principe par l’expérience en s’inspirant, non pas de l’expérience d’autres artistes ou designers, mais en allant visiter une usine spécialisée dans les tubes cintrés à froid avec lesquels on fabriquait les bicyclettes de l’époque. Ce sont les possibilités techniques du matériau qui ont fait naître ces nouvelles formes qui se sont imposées d’elles-mêmes. En aucun cas, une approche formelle a déterminé le matériau à utiliser.

Le fonctionnalisme c’est donc cela :
Proposer la méthodologie de l’ingénieur, d’enquêter sur la matière afin de résoudre  la question de la forme par un ensemble de principes essentiellement utilitaires. C’est-à-dire de répondre avant-tout à la problématique du bon et du nécessaire plutôt qu’à celle du beau.
C’est tout simplement ce qu’avait défini Platon. Dans les faits, il a fallu plus de deux millénaires pour acter cette conception dans la pratique.

Les précurseurs du fonctionnalisme

Pour être exhaustif, il faut parler de quelques expériences avant sa naissance officielle du fonctionnalisme en 1927 lors de l’exposition de Stuttgart.
Dans les faits, Michael Thonet n’est pas très loin de cette approche quand il élabore la chaise #14. Et C’est très justement que Le Corbusier lui rendit hommage en 1925, lors de l’exposition des Arts Décoratifs de Paris. Cependant, on ne peut parler d’une démarche systématique dans son approche.

Le principe de « vérité du matériau » qui découle du fonctionnalisme, et qui est à mettre en parallèle avec celui sur l’enquête sur la matière, est issu des théories d’ « Arts & Crafts ». A ceci près près que les déclinaisons mobilières des utopistes anglais étaient assez naturalistes et ornementales.
Dans ce même ordre, il est important de comprendre, d’un point de vue théorique, que l’expressionnisme, même celui de la machine, n’est pas fonctionnaliste. L’un n’implique pas l’autre. Faire du mobilier comme une machine industrielle répond à un besoin stylistique – et non fonctionnel. Le mouvement du Jugendstil, de surcroît le mobilier d’Adolf Loss, ne peuvent donc prétendre à ce qualificatif. Idem pour le mouvement américain Main Stream, où l’effet de style précède la démarche utilitaire.

Conclusion

A noter, en passant, simplement pour montrer que l’histoire de l’art n’est jamais dissociable de celle des idées, que Spinoza opère le même renversement dans son Ethique quand il définit les modalités de l’action humaine par ces termes :

« On ne désire pas une chose parce qu’elle est bonne, c’est parce que nous la désirons que nous la trouvons bonne »
Spinoza, Éthique III.

En d’autres termes, ce n’est pas un principe a priori (celui du bon ou du bien) qui détermine l’action, le bon n’est qu’un principe a posteriori (après l’expérience). Freud ira dans la même direction quand il définira les modalités de la pulsion sous l’égide du principe du plaisir.
Toute la question est de savoir si des principes esthétiques peuvent être établis d’une démarche fonctionnelle qui n’a d’autres buts que d’être la plus économe possible. Dans tous les cas, elle ne peut l’être qu’a posteriori. C’est toute la difficulté que pose le fonctionnalisme : la création étant issue d’un processus lié à l’environnement. Problématique que développeront les minimalistes américains.

C’est pourquoi le fonctionnalisme n’est pas un « isme » comme les autres. Bien qu’il soit anti-stylistique par essence, il forme un style, du fait de ne pas en avoir. C ‘est ce qu’on appelle le style international. Et c’est bien normalement que le fonctionnalisme s’est vu progressivement débarrassé de son côté politique & idéologique lors de son passage aux Etats-Unis.

Quant aux déclinaisons du fonctionnalisme, on peut dire qu’il apparaît la première fois sous sa forme aboutie lors de l’inauguration de l’exposition du Weissenhoff de Stuttgart (1927) qui marque le début du modernisme. L’approche fonctionnelle prendra néanmoins des formes diverses selon les territoires. Dans les pays à culture industrielle, il apparaîtra très marqué par les matières dédiées à l’industrie; tandis qu’en Scandinavie, l’approche fonctionnelle a été déclinée dans le travail du bois (et sa transformation) et la culture artisanale.

Pour voir les déclinaisons de cette forme d’art, il suffit de parcourir ce blog pour avoir quelques idées. 😉

Conseils de lecture

Les critiques ont été formulées par :

  • Theo van Doesburg, article sur la critique de l’architecture lefiste.
  • Le fonctionnalisme aujourd’hui de Theodor Adorno (1958) où le philosophe tente de faire une critique historique de l’approche fonctionnaliste en ne prenant malheureusement en compte que la vision anti-ornementale du fonctionnalisme.
  •  Form follows fiasco,de Peter Blake, dans son ouvrage manifeste.