Le constructivisme russe



Dans l’histoire de l’art, le terme de constructivisme est employé pour parler  d’une certaine pratique artistique liée à une époque : lorsque les artistes se sont plus concentrés à l’idée de construire plutôt que de décorer. Mais c’est certainement dans son acceptation proprement russe qu’il est communément admis,  car c’est surtout dans la Russie révolutionnaire de la fin des années 1910 qu’il s’est conceptualisé pour définir un courant artistique majeur qui constitue peut-être la plus grande révolution esthétique depuis la renaissance.

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On entend le terme de constructivisme pour la première fois lors d’une discussion entre Rodtchenko et Malévitch, ce dernier qualifiant le travail de l’autre. Mais il devint un système de pensée à partir de 1918,  lorsque le théoricien de l’art Nicolas Pounine proposa une nouvelle définition de l’art lors d’une conférence proposée sous le thème Eglise & Fabrique. Selon Pounine, l’art devait cesser  d’être le porteur d’une spiritualité illusoire (référence à Kandinsky) ou de porter un message métaphysique (référence à Malévitch) mais plutôt d’apporter des solutions nouvelles à la vie quotidienne.

En ceci, la pratique constructiviste est très proche de celle de l’ingénieur et de la culture des matériaux qui y est associée : un peu comme un système de communication où l’artiste s’éteint devant les possibilités du matériau et de la fonction. Les frères Vesnine considéraient par exemple que leurs créations étaient de véritables alphabets composés de consonnes (éléments de verre) et de voyelles (les éléments de fer).

En 1919 le groupe Obmokhou (Société des jeunes artistes) se constitue. La première exposition célèbre une nouvelle esthétique complètement révolutionnaire à partir de constructions, d’affiches, de projets de décor urbains (…) dont les célèbres constructions spatiales des frères Stenberg.

En 1920, la Déclaration du premier groupe de travail des constructivistes  accompagnait la grande exposition de Moscou et signait les débuts officiels de ce mouvement dont Vladimir Tatline était le leader. L’idée générale était de créer un “art prolétarien” : de faire participer la classe laborieuse aux nouvelles conceptions de l’art.

Influencés par le matérialisme historique de Marx & d’Engels , les constructivistes  “furent amenés à donner une place importante aux matériaux qu’ils organisaient selon des principes techniques de la structure et de la construction pour mettre fin à l’illusion picturale et pour créer un art susceptibles d’être compris par tous sans le prisme de la culture “bourgeoise”.” (Noémi Blumenkranz).

Tout comme le suprématisme (courant artistique rival à l’époque en Russie), il n’existe pas de définition précise au terme propre de  constructivisme. C’est plutôt une attitude de l’artiste très bien exprimée par Rodtchenko, dont “l’objectif n’est pas dans la connaissance abstraite de la couleur et de la forme, mais dans l’habileté à résoudre sur un plan pratique n’importe quelle tâche consistant à mettre en forme un objet concret”. 

Au début,  un art essentiellement sculptural inspiré pour beaucoup des travaux de Tatline, notamment du Monument à la Troisième internationale, il devint rapidement un courant artistique qui allait s’étendre à toutes les activités créatrices comme le théâtre, l’architecture, le design, le cinéma, la photographie, l’art graphique,  la littérature et  la poésie avec la conversion de Vladimir Maïakovski.

C’est la revue Lef ( qui veut dire gauche dont Maïakovski était le rédacteur en chef) qui va servir d’organe de propagande aux idées et théories constructivistes.

“dénonçant résolument la peinture de chevalet, art d’intérieur et de musée, les lefistes se battent pour imposer l’affiche, l’llustration, la réclame, le photomontage et le cinémontage, c’est-à-dire des formes d’art utilitaro-figuratif qui puissent servir de moyens de réalisation de masse […] dans ce sens les lefistes sont pour l’art appliqué”. Ossip Brik, Revue Lef.

On définit trois tendances dans le constructivisme russe :
– la tendance dite productiviste,  le véritable constructivisme, incarnée par les pratiques de TatlineRodtchenkoEl Lissitzky, Klucis, Melnikov  (pour les précurseurs)

– On appelle également constructiviste, le courant artistique formé par Alexeï Gan et Anton Pevner qui a essayé de trouver une voie médiane entre la radicalité du courant productiviste et la pratique des artistes qui sont restés dans l’esthétique plus traditionnelle du cubo-futuriste très en vogue en Russie dans les années 1910, tels que Larionov, Alexandra Exter, (…) , Gontacharova, pour n’en citer que quelque-uns.

Les travaux  théoriques de ces derniers sont rassemblés autour de plusieurs écrits dont le fameux manifeste réaliste, et le constructivisme d’Alexeï Gan. Écrit qui a toujours prêté à confusion, car beaucoup considèrent qu’ A. Gan n’est justement pas constructiviste :  ce que l’intéressé admet à demi-mot dans cet écrit.

– Le critique Nakov et quelques historiens étendent l’appellation “constructiviste” à des artistes comme A.Exter et quelques autres, pour une raison qui tient certainement plus à une posture personnelle, plutôt qu’à une objectivité des faits. Car les travaux de cette dernière se situent plus dans l’esthétique cubo-futuriste, puis suprématiste, de l’avant-garde russe des années 1910.

La construction : l’esprit de l’architecture

Lorsque la notion de construction fut substituée à celle de création, on peut dire que la notion d’espace prit un place essentielle, si bien que l’architecture fut l’art privilégié des constructivistes qui ont eu la volonté d’appliquer les recettes de l’architecture moderne à tous les arts. En cela le constructivisme russe est le courant artistique qui a inauguré les légendes du Bauhaus, de De Stijl, et du modernisme en général. Des artistes comme El Lissitzky, Moholy-Nagy vont jouer le rôle de passeur dans les années 20 en convertissant Walter Gropius (directeur du Bauhaus) au constructivisme.

Un art fonctionnel

Pour les artistes constructivistes, les frontières entre les arts mineurs & majeurs ne devaient plus exister. Tout devait se définir d’une manière fonctionnelle afin d’améliorer les conditions matérielles de l’homme du XXème siècle. Dans ce sens, beaucoup de critiques affirment que le constructivisme est certainement le seul mouvement artistique optimiste qui ne se définit pas forcément dans une subversion par rapport à l’académisme, mais qui propose des solutions nouvelles pour un nouveau monde dans lequel l’artiste devient une composante essentielle et qui surpasse celle de l’accompagnement.
Le constructivisme  se définit donc radicalement à l’opposé des théories kantiennes : d’un art dépourvu de toutes contingences utilitaires. D’un point de vue philosophique, il épouse plutôt les idées directrices du Platon de la République : d’un art pour la cité. En cela, il va faire du fonctionnalisme et du rationalisme (la pensé objective) les étendards de la création. Ces notions étant universelles, la pratique constructiviste va aboutir à l’émergence naturelle du style international.

Tous les mouvements qui ont été déclinés  à partir des idéaux du constructivisme (Art concret, Abstraction création …) se sont tous orientés, sans forcément adhérer aux thèses marxistes-lénisisites, à cet internationalisme, voire de cette universalité qui va être autant admirée que critiquée ; mais qui est le propre de l’esthétique du  XXème siècle. Un art qui vise davantage à définir les structures de la création qu’à reproduire les apparences du monde sensible.

L’objectivité comme principe fondateur

“la conscience esthétique contemporaine a arraché la notion de réalisme à la catégorie du sujet pour la transporter dans la forme de l’oeuvre” Nicolas Taraboukine 1923, du chevalet à la machine.

La place de l’objectivité dans l’art va rendre ce courant difficile d’accès pour beaucoup ; et même beaucoup d’intellectuels qui vont être déroutés devant cette rupture majeure de la tradition occidentale de l’ornement et de la subjectivité.

“L’architecture industrielle des ingénieurs me semble constituer l’exemple le plus frappant de cette évolution universelle de l’intelligence vers la renonciation au sentimentalisme anecdotique, à l’ornement, au détail surabondant et inutile qui caractérisaient la peinture et la sculpture actuelles et qui réconcilient peut-être pour une heure , peut-être pour un siècle, l’utilitarisme occidental décidé à atteindre ses fins par le chemin le plus direct et l’esthétisme oriental indifférent à ce qui n’est pas dans l’ensemble significatif dépouillé de toute incidence.”
Elie Faure , Post-scriptum à son histoire de l’art moderne.

Ce qui fait que ce courant restera longtemps ignoré en Europe. Ne pas l’avoir compris a fait certainement déchoir Paris de sa place centrale de l’art au profit de New-York qui va accueillir avec bienveillance cette “nouvelle” esthétique. C’est certainement en 1925, lors que de l’exposition des Arts décoratifs de Paris, que cette béance apparaîtra au grand jour. Alors que le pavillon français fait la part belle aux petits intérieurs  luxueux  des nouveaux riches, le pavillon russe de Melnikov, avec des intérieurs d’ El Lissitzky,  propulse  la création architecturale et artistique dans une nouvelle ère.

L’influence du constructivisme

Beaucoup d’artistes de la deuxième moitié du XXème vont se réclamer, du moins au début, de l’apport constructiviste. Mais malheureusement pour les pionniers, ils furent accusés de snobisme par Jdanov et Staline. A partir des années 30, le “réalisme socialiste” va être imposé  dans l’URSS de Staline obligeant ces artistes à obéir aux nouveaux impératifs d’un art de petite qualité. Ces avancés conceptuelles et esthétiques seront mises en pratique par les artistes du Bauhaus (qui va subir à peu près le même traitement avec Hitler), mais surtout avec les américains du mouvement Art minimal tels que Donald Judd, Dan Flavin, Robert Morris, Richard Serra près d’un demi-siècle plus tard.
Conscient de cet héritage, au milieu des années 60, Dan Flavin rendit un vibrant hommage à Tatline. Dans la foulée, la première exposition d’envergure a eu lieu au musée juif de NY. Pour beaucoup, cette exposition signe le début de ce que l’on appelle encore l’art contemporain.

Critique  du constructivisme

Dans son fondement , la pensée constructiviste représente cette volonté de s’approprier les pratiques du monde de la construction et du prolétariat afin de définir une nouvelle esthétique. Ce qui constitue son échec théorique et historique, car le prolétariat ne s’est jamais réellement intéressé à ce qui émanait de sa propre culture.

“le prolétariat ne créera pas une poésie à lui, pas plus que, d’une manière générale, aucune forme d’art “pur”, car les formes esthétiques contemplatives sont fondamentalement étrangères à l’actualité créatrice de la classe laborieuse. Pour commencer à créer des valeurs de l’art de chevalet, de l’art musical, le prolétariat doit se transformer en classe parasite, c’est-à-dire cesser d’être lui-même”. Revue Lef.

Dans les faits, les idées constructivistes ont trouvé plutôt écho dans la bourgeoisie. Ce qui est un comble, car les fondements de ce mouvement trouvent leur origine justement dans la critique violente de la bourgeoisie.

Le premier mouvement artistique majeur qui rompt avec un certaine partie de l’héritage constructiviste est peut-être celui des italiens de l’Arte Povera  qui voulaient, selon le manifeste qu’ils avaient publié, renouer avec une certaine magie de la Nature, en voulant justement dématérialiser la production artistique et rentrer en guérilla contre cet embourgeoisement du milieu de l’art.

Les constructivistes russes

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Conclusion

D’un point de vue théorique, on peut dire qu’à partir des controverses qu’il a engendrées avec le suprématisme, ces deux courants ont eu une telle influence, qu’à peu près tous les artistes d’envergures de la seconde moitié du XXème siècle vont  se réclamer, soit du constructivisme et de ses apports, soit de la pensée et de la pratique de Malévitch.
Étudier plus précisément ces deux conceptions de l’art est une tache qui mérite un travail plus en profondeur. C’est en tout cas à cette époque, dans les années 1910-20, et pour beaucoup en Russie, que se jouent les grandes problématiques de l’art qui vont façonner l’esthétique du XXème siècle.