La surface-plan qui a formé le carré a été à la source du suprématisme, nouveau réalisme de la couleur, en tant que création non-objective.
Le suprématisme est né à Moscou en 1913. Les premières œuvres, présentées à l’exposition de peinture de Petrograd; ont soulevé l’indignation des “vénérables journaux de l’époque”, de la critique, ainsi que des professionnels, les maîtres de la peinture.
Quand j’ai parlé de la non-objectivité, j’ai voulu simplement montrer de manière concrète que les choses, les objets, etc. ne sont pas traités dans le suprématisme, et rien de plus. La non-objectivité n’est absolument en cause. Le suprématisme est le système précis suivant lequel s’est effectué le mouvement de la couleur, par le long chemin de la culture.
La peinture est née de couleurs mélangées qui ont transformé la couleur en un mélange chaotique fondé sur l’essor de la chaleur esthétique; chez les grands peintres, les objets mêmes ont fait office d’ossatures picturales. J’ai découvert que plus on s’approchait de la culture picturale, plus les ossatures (les objets) perdaient leur système et se brisaient en instituant un ordre différent, légitimé par la peinture.
J’ai compris nettement qu’il fallait de nouvelles ossatures pour la peinture de la couleur pure. Celles-ci seraient construites selon les impératifs de la couleur. En tant que défenseur de l’indépendance individuelle à l’intérieur du système collectif, j’ai compris que la peinture devait à son tour quitter le mélange pictural et constituer une unité indépendante dans la construction.
Il faut construire dans le temps et l’espace un système qui ne dépende d’aucune beauté, d’aucune émotion, d’aucun état d’esprit esthétiques et qui soit plutôt le système philosophique de la couleur où se trouvent réalisés les nouveaux progrès de nos représentations, en tant que connaissance.
En ce moment, le chemin de l’homme passe par l’espace. Le suprématisme, sémaphore de la couleur, se situe dans son abîme infini.
Vaincu par le système suprématiste, le bleu du ciel a été troué et a pénétré dans le blanc, véritable représentation de l’infini, et, de ce fait, affranchi du fond céleste de la couleur.
Ce système ferme, froid et sans complaisance, est propulsé par la pensée philosophique; ou encore, sa force réelle se meut dans son système.
Tous les coloriages des intentions utilitaires sont insignifiants, insuffisamment spatiaux; ils sont la phrase purement appliquée et achevée de ce qu’ a trouvé la connaissance et la déduction de la pensée philosophique, dans l’horizon de notre vue des “petits coins de la nature” au service du goût petit-bourgeois, ou créateurs de goût nouveau.
A son premier stade, le suprématisme possède un mouvement purement philosophique et instructif qui passe par la couleur; à son second stade, il est la forme qui peut être appliquée, constituant alors le nouveau style d’ornement suprématiste.
Mais il peut aussi influer sur les objets en tant que transformation ou incarnation de l’espace en eux et écarter de la conscience l’intégrité de l’objet.
Grâce à la pensée philosophique de la couleur suprématiste, il est apparu que la volonté pourra révéler un système créateur quand l’objet, en tant qu’ossature picturale, en tant que moyen, sera annulée par le peintre. Tant que les choses resteront ossature et moyen, la volonté du peintre gravitera dans le cercle de la composition des formes des objets.
Tout ce que nous voyons est né de la masse de couleur transformée en surface-plan et en volume, et n’importe quelles machine, maison, homme, table sont autant de systèmes picturaux en volume, voués à des buts précis.
Le peintre doit aussi transformer les masses picturales et fonder un système créateur. Il ne doit pas peindre de petits tableaux, des roses parfumées, car tout ceci ne sera qu’une représentation morte évoquant quelque chose de vivant.
Même si son œuvre est bien construite et non-objective, mais fondée sur les interrelations des couleurs, sa volonté sera enfermée dans les murs des surfaces-plans esthétiques au lieu de participer à la pénétration philosophique.
Je ne serai libre que lorsque ma volonté pourra tirer de l’existant la preuve des nouveaux phénomènes par l’argumentation critique et philosophique.
J’ai percé l’abat-jour bleu des restrictions des couleurs, j’ai débouché dans le blanc; camarades aviateurs, voguez à ma suite dans l’abîme, car j’ai érigé les sémaphores du suprématisme.
J’ai vaincu la doublure bleue du ciel, je l’ai arrachée, j’ai placé la couleur à l’intérieur de la poche ainsi formée et j’ai fait un nœud. Voguez ! Devant nous s’étend l’abîme blanc blanc et libre. Devant nous s’étend l’infini.
K. Malévitch (1920)