L’étrange cité – Monumenta 2014



Actuellement, il est extrêmement difficile d’écouter des russes parler d’art ou même de philosophie. Quel drôle de pays que la Russie, qui est passé du statut de centre névralgique de la création – de la fin du XIXème siècle jusque dans les années 20 – au plus grand un désert artistique et culturel mondial jamais constaté à partir des années 30.
Vous me direz, que pour cela, il n’a pas fallu grand chose … essentiellement deux noms : Staline et Jdanov. Et puis plus rien … Absolument rien …

Dans de telles conditions, il est évident qu’un discours simpliste se justifie à lui-même. La faute est attribuable aux méchants … et puisqu’il y a des méchants, il y a forcément des gentils. Et quand les méchants ont voulu le bien, le bien absolu, on peut en tirer pratiquement une philosophie. Que le monde n’est pas si simple. Je vous rassure, on peut même s’en tirer avec une bonne note au bac de philo avec un tel raisonnement. Vous pouvez même servir de conseiller politique à Luc Ferry et, pourquoi pas, réaliser des expos au Grand Palais.

Alors, on comprend bien la volonté des organisateurs de prendre des risques et d’essuyer le non évènement du passage de Buren en 2012. Mais, mon Dieu, qu’il est difficile de passer au Grand Palais après Kapoor et Serra. On est pas loin de penser que ce sont de véritables pièges qui sont tendus à leurs successeurs.

Je disais donc qu’il n’y a rien de pire que de parler à des russes et, de surcroît, à ceux qui ont réussi (ceux qui trainent sur la côte d’Azur en savent certainement quelque chose), et surtout dans ils parlent d’art. Il faudrait leur en dispenser de le faire. Et c’est le cas des deux invités de la Monumenta 2014 : le couple Kabakov … Ilya et Emilia.
Tout ce serait bien passé, s’ils n’avaient pas parlé… mais l’homme est essentiellement un être de langage. Il faut qu’il parle. C’est plus fort que lui…

Alors quand on lit dans les interviews qu’ils donnent par-ci, par-là :

 » … Si Staline avait été un artiste et s’il avait pu donner forme à ses idées sur le Kremlin, alors peut-être n’aurait-il pas jugé nécessaire de tuer tant de gens. S’il avait eu cette possibilité, il aurait eu du succès en tant qu’artiste et on aurait un musée avec ses peintures. Il aurait pu ne pas y avoir de second guerre mondiale. »

L’art ferait donc des miracles… empêcherait les guerres et transformerait de méchants paranoïaques en gentils hystériques.

Mais voilà, le problème dans l’art, c’est qu’il y a toujours un côté dictatorial à sa justification. Une idée est toujours une petite dictature, voire même une utopie quand elle traverse le champ politique. Et pour revenir au contexte russe, on sait par exemple que c’est le futurisme qui a façonné l’avant-garde de ce pays, et, plus tard, le monde entier.
L’erreur fondamentale de Duchamp, dans son analyse de l’art du 20ème siècle, se situe essentiellement au niveau du futurisme qui ne doit pas être vu comme le prolongement de la logique impressionniste, d’un art prétendument rétinien ; mais comme un art qui s’insère dans le champ politique, à travers la performance, l’installation, la provocation et même le langage.
En cela, le futurisme, c’est essentiellement l’esprit du fascisme. Marinetti ne s’est pas trompé sur ce coup. D’autres diront du communisme ; mais bon, c’est une idée qui tire essentiellement à légitimer la violence pour se débarrasser du culte de l’histoire. Et de la violence érigée en système, on n’est jamais très loin du totalitarisme.

Alors on comprend bien, la question n’est pas tant l’utopie, l’idée … mais de quoi s’autorise l’artiste. Ce que ne peut se permettre justement le politique selon Kabakov. c’est-à-dire de réaliser des utopies. Et c’est certainement là où veulent nous amener les deux artistes russes.

« Une utopie est un mode qui ne peut jamais être réalisé. Un monde de fantasmes, de rêves, d’idées. C’est ce qui fait le cœur de notre exposition et nous sommes certains qu’il sera de même pour beaucoup d’autres expositions au 21ème siècle. C’est un projet social titanesque. Nous sommes conscients qu’il s’agit d’une entreprise très ambivalente. Parce que, d’une part, cela présente des idées et des constructions utopiques très radicales, tandis que, d’autre part, ces idées ne seront jamais réalisées – et elles sont impossibles à réaliser. Et parce qu’au point où nous en sommes, nous savons que chaque isme, chaque type de socialisme, communisme, ou de fascisme, donneront des résultats désastreux. Mais chaque isme est un projet total, un projet avec un concept idéal, un concept de changements radicaux qui n’ont vu le jour, et qui sont donc seulement restés à l’état de projet. »

« Ainsi, tout ce qui sera construit au Grand Palais possédera sa dimension impossible. Par exemple, c’est impossible de voir un ange. Et c’est impossible de voir les portes qui mènent à un autre monde. Toutefois, la question demeure :  » Pourquoi fallait-il construire quelque chose qui ne pourrait jamais être mené à bien ? ». Pourquoi avons-nous besoin de ces idées folles et fantastiques ? Pourquoi dépensons-nous autant d’argent à essayer de donner une structure à ce type d’idées impossibles ? »

Alors comme je n’ai pas trop la force de répondre, je laisserai un russe, le jeune homme qui donnait la leçon à Raymond Queneau, Georges Bataille, Raymond Aron, Roger Caillois, Maurice Merleau-Ponty, Jacques Lacan, Jean Hippolyte, Éric Weil entre autre …

 » … On peut même dire que, d’un certain point de vue, les Etats-Unis ont déjà atteint le stade final du  » communisme  » marxiste, vu que, pratiquement, tous les membres d’une ‘société sans classes’ peuvent s’y approprier dès maintenant tout ce que bon leur semble, sans pour autant travailler plus que leur coeur ne le leur dit….

Or, plusieurs voyages comparatifs effectués (entre 1948 et 1958) aux Etats-Unis en et U.R.S.S. m’ont donné l’impression que si les Américains font figure de sino-soviétiques enrichis, c’est parce que les Russes et les Chinois ne sont que des Américains encore pauvres, d’ailleurs en voie de rapide enrichissement. J’ai été porté à en conclure que l’American way of life était le genre de vie propre à la période post-historique, la présence actuelle des Etats-Unis dans le Monde préfigurant le futur « éternel présent  » de l’humanité tout entière… »
Alexandre Kojève, Notes à l’introduction à la lecture de Hegel.

Et puis d’un coup tout l’argumentaire des Kabakov tombe … Le monde, vraiment, il n’est pas si simple …

Bonne expo quand même… mais bon, à choisir, privilégiez Fontana … c’est d’un autre niveau …