La tour Tatline, appelée également Monument à la troisième Internationale, devait être érigée pour fêter la naissance de la troisième internationale communiste. Bien qu’ elle ne fut jamais construite, elle est connue pour être le chef-d’oeuvre absolu de l’art constructiviste.
Génese du projet
Commandée par le parti communiste (qui n’était théoriquement pas lié à L’Etat ) en 1919, les soviets voulaient construire un bâtiment à St Pétersbourg qui symboliserait le nouvel élan pris par les deux révolutions de 1917 et qui pourrait rivaliser avec la tour Eiffel.
En effet, la scission du mouvement ouvrier russe en 1919 avait fait du parti communiste le principal commanditaire de ce monument qui devait mettre en avant la culture prolétarienne, tant au niveau symbolique que technique. Ils organisèrent donc un concours que Vladimir Tatline remporta avec ces deux croquis et la notice explicative qui les accompagnait.
L’architectonique de la tour
Conformément à l’ambition affichée de se défaire de la culture bourgeoise, cette tour devait être construite avec des éléments industriels tels que le fer, le verre et l’acier. Et pour montrer la supériorité de nouvelle la doctrine léniniste, il était prévu qu’elle dépasse en hauteur sa rivale : la tour Eiffel (dans son plan initial, elle devait culminer à 400 m de hauteur).
Comme vous le voyez dans les deux dessins qui restent de la première version du projet :
Une symbolique orientée autour du thème de la révolution :
La forme de cette tour est donc une sorte de double hélice, construite en spirale, que les visiteurs auraient pu parcourir par l’intermédiaire de dispositifs mécaniques variés. Le cadre principal aurait contenu trois énormes structures géométriques en rotation.
-Au pied de la tour se serait trouvé un cube effectuant une rotation sur lui-même en un an et servant de salle de conférences destinée principalement aux meetings politiques.
– En son centre serait situé un cône, dédié aux activités exécutives, et dont la vitesse de rotation serait d’un tour par mois.
– Sa partie supérieure, en forme de cylindre, devait accueillir un centre d’informations, publiant des bulletins d’information et des manifestes par télégraphe, radio et haut-parleur, et tournant une fois par jour sur lui-même.
Des plans d’installation d’un écran géant à ciel ouvert sur le cylindre furent également dessinés, ainsi que ceux d’un projecteur affichant des messages dans les nuages.
(wikipedia)
Bien qu’il ait été envisagé de construire la Tour Tatline, le début des travaux ne fut jamais entrepris. La guerre civile, son coût élevé, empêchèrent Tatline de réaliser son œuvre qui souffrait de défauts techniques certainement insurmontables. Néanmoins un modèle réduit de la Tour Tatline vit le jour en 1921 qui fut exposé dans divers capitales d’Europe durant les années 20. Notamment à Paris en 1925 dans la fameuse exposition des Arts Deco.
Le thème de la spirale : décryptage.
Évidemment, le mouvement en spirale exprime la dynamique de l’optimisme progressiste d’une humanité en pleine essor.
“La spirale est la ligne du mouvement de l’humanité libérée . La spirale est l’expression idéale de la libération . Avec son pied fixé au sol , il s’échappe du sol et devient un signe de la renonciation de l’animalité , du terrestre et des faibles ambitions”
Nicolas Pounine (1919).
Durant ces années, il était bien évidemment question de créer une société et un homme nouveau libérés de l’esprit des classes et des valeurs bourgeoises. Cette libération incarnée par la révolution que Tatline prend dans son sens littéral.
La spirale verticale et volumétrique est donc le parfait symbole des nouvelles orientations dynamiques et sociales orientées par le matérialisme historique débuté par Feuerbach, et poursuivies par Marx et Engels. Un peu comme une visse sans fin, la spirale sort de la terre en labourant la matière de la terre pour la façonner avec le travail collectif de la classe laborieuse, et dans laquelle sont greffés d’autres éléments dynamiques qui opèrent d’autres révolutions à des rythmes différents. Ceci tendant vers une sorte de système cosmogonique qu’il appellera la « Machine mondiale » qui devait incarner l’ordre juste.
Aussi simple que cela apparaît, cette conception oriente le grand renversement ontologique de la notion d’art qui opère la rupture de la vision formaliste, profondément hégélienne, qui tend à définir la forme architecturale, et artistique en général, comme l’expression de l’idée.
Tatline définira en ces mots cette nouvelles approche :
“L’enquête de la matière , le volume , et la construction a permis de nous en 1918 , sous une forme artistique , de commencer à combiner des matériaux comme le fer et le verre , les matériaux du classicisme moderne , comparable dans leur gravité avec le marbre de l’antiquité . De cette façon, l’occasion se dégage de réunir des formes purement artistiques avec des intentions utilitaires . Un exemple est le projet de Monument à la Troisième Internationale .”
Les débuts du fonctionnalisme
Cette orientation va complètement bouleverser l’approche artistique ; et, par voie de conséquence, l’esthétique occidentale quand le Bauhaus va engager la même rupture matérialiste quelques années plus tard.
Marcel Breuer va déclarer dans ce même élan dans Form & Funktion (1925) :
« Un siège, par exemple, ne doit être ni horizontal, ni vertical, ni expressionniste, ni constructiviste, ni être fabriqué pour des questions de convenance, ni s’assortir de la table à laquelle il est associée, il doit être un bon siège et alors il va avec la bonne table ».
Il n’est donc plus question d’adapter la forme à une posture stylistique, esthétique ou idéologique, mais la matière à la fonction par une seule intention rationaliste d’efficacité et de commodité. Les principes esthétiques découlant de cette approche seront définis uniquement a posteriori.
En fait, d’un point de vue philosophique, cela définit le principe du bon plutôt celui du beau (ou du bien) comme l’a fait Spinoza dans son Ethique.
Cette tour, comme vous le voyez, bien plus qu’un essai formel, s’introduit dans un débat philosophique profond qui trouvera principalement deux déclinaisons dans la pratique des courants esthétiques du XXème siècle :
– L’une, classique, qui définira la création comme l’expression de l’idée du créateur. L’art du démiurge, liée à la chose mentale : “Cosa mentale” de Vinci et de Duchamp, où l’approche créatrice se définit par l’adaptation de la forme à l’idée.
– Et une autre qui définira l’art comme expérience liée aux contingences de l’environnement où le créateur tente d’adapter la matière à la fonction du projet. Ceci définira l’approche matérialiste, fonctionnaliste, processuelle de la création. C’est donc cette nouvelle façon de penser qu’introduit Tatline.
Critique du monument à la troisième internationale
Ceci étant, un esprit avisé entendrait tout de suite la dissonance entre les intentions architecturales de Tatline et le résultat produit. C’est tout le questionnement de Theo van Doesburg quand il entreprit la critique de l’architecture lefiste (constructivisme russe) durant les années 20 :
Revenons maintenant aux tentatives de l’architecture moderne, nous devrions certainement être surpris de découvrir que les architectes lefistes [nom des constructivistes], ceux qui devaient nous fournir de l’art pour la communauté, font des plans qui sont basés uniquement sur la spéculation esthétique, et sont donc totalement impropre à l’exécution pratique. Voir le monument de pour la Troisième Internationale de Tatline, la Wolkenbügel de Lissitzky, l’”architecture aveugle” de Malevitch etc. je ne parle même pas de l’énorme pléthore de conceptions esthétiques utopiques […]
Dans les faits, cette critique est parfaitement légitime. Et c’est bien le problème de la tour Tatline : c’est qu’elle n’a rien de fonctionnel, même si des attributs purement techniques sont donnés au bâtiment.
Nul doute qu’elle aurait été même très couteuse. Elle est même -au contraire des intentions affichées de son concepteur- très symboliste, et très orientée vers la représentation formelle de l’idée de la révolution, même si elle n’est pas forcément ornementale. D’ailleurs, on est pas loin de penser qu’elle se situe dans le prolongement des grands projets utopistes.
Dans les faits, Tatline admettra parfaitement ces critiques. C’est la raison pour laquelle il réorientera ses créations dans une direction plus utilitaire à partir de 1923.
Le létatline (1928) étant le point d’orgue de sont approche qui s’est progressivement débarrassée de la culture utopiste, symboliste et ornementale.
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Ce texte avait pour but de définir l’importance de cette tour dans l’histoire de l’art, et non pas forcément de faire une analyse sous un angle formel. Il est question de montrer qu’elle introduit une nouvelle approche qui définira les fondements du fonctionnalisme, même si elle n’atteint pas cet objectif. Rien de plus…
Mais au-delà de toutes les interprétations que l’on peut faire, la tour Tatline est le parfait témoignage qui montre que la création artistique s’introduit également dans différents discours qui sont autant philosophiques, politiques, sociaux, pratiques qu’esthétiques. D’où peut-être sa légende qui traverse le temps et la pratique artistique.