Durant le festival de Cannes, il est visiblement très difficile de ne pas parler de son esprit incarné … comme on sait, c’est le moment de publier des portraits de Godard … Et comme ça, on paraît moins bête à aimer le cinéma … ce qui est vrai … on est moins bête quand on prend le temps de consulter la filmographie de Jean-Luc Godard. C’est donc pour nous l’occasion de suivre le mouvement et de parler de son rapport à l’architecture, dont le film le Mépris fait part justement.
Mais avant de consacrer un article sur le chef d’œuvre absolu , la villa Malaparte ; il serait même presque louable de définir cette chose : à savoir le mépris.
Qu’est-ce que le mépris ?
Comme disait Lacan (on l’aime Lacan ici), la méprise est « l’erreur d’une personne qui se méprend » ; mais le passage du féminin au masculin fait basculer ce signe dans une autre dimension.
Ce qui est frappant, et tout le film est orienté dans cette direction, c’est la condition du désir chez le sujet, et notamment le sujet féminin. Et que ce désir, cette condition absolue de la rencontre, ne peut se soustraire de son interprétation.
C’est ce que nous enseigne le film en définissant même un tiers, un troisième homme dans cette scène. Cela pourrait tout-à-fait être une femme, d’ailleurs cette femme existe dans le film. Elle porte une dimension sous-estimée. Et justement, selon l’importance que vous lui donnerez, ceci définira votre approche analytique ; car ce quatrième personnage définit la différence essentielle entre l’approche freudienne et lacanienne, si vous avez compris quelque chose à ce que ces deux gus racontent.
Mais revenons au propos ….
En l’occurrence, et je ne sais pas si vous l’avez remarqué, le sujet féminin principal (Brigitte Bardot) ne cesse de vouloir définir le lieu d’où émane ce désir. Dis-moi d’où tu parles, et je te dirai si j’accepte cette condition d’objet de désir dans lequel tu voudrais me placer. D’où cette incompréhension du sujet masculin (Piccoli) qui ne se rend pas compte qu’il change progressivement de lieu de la parole … et qui croit peut-être que la parole se suffit à elle-même pour se légitimer. L’homme se trompe tout le temps comme on sait … c’est justement pour ça qu’il est homme.
A noter la chose importante, que ce n’est pas tant d’être un objet de désir qui importe. Bien au contraire, le sujet n’est pas totalement névrosé, c’est bien la place d’où ce désir émane qui est importante. Et veuillez le croire, tout cela cause bien des troubles à la condition masculine que de définir cette zone si mystérieuse.
Le mépris c’est donc cela, la réaction de défense qui fait dire que cette place est inacceptable pour le sujet désiré. D’où cette dernière notion qui intervient dans les relations intersubjectives : la Loi. Il y a bien ce qui est permis de faire, et ce qui n’est pas autorisé.
Le désir, l’interprétation, le tiers, la loi … c’est tout simplement ce que l’on appelle le transfert.
Mais, comme je le disais, ceci ne pourrait être qu’une méprise bien pardonnable que de se tromper de lieu. Ce qui définit le mépris c’est son caractère impardonnable, irréductible.
« Le mépris est refus de l’oubli et, à un degré de plus, refus du pardon » comme le prétend justement Denis Vasse dans son article sur le mépris.
Alors, qu’est-ce qui est si impardonnable ? C’est à vous d’interpréter … Moi, j’ai bien une petite idée … dont je vous fait part … comme ça … Ce qui est impardonnable en fait, c’est que cette demande d’amour de Piccoli, elle émane après sa volonté de mettre en jeu le tiers dans la scène. C’est ça le problème qui définit le mystère de l’amour. Il est important qu’il y ait un autre, mais il faut qu’il reste dans sa dimension imaginaire, comme un autre justement, un ailleurs si vous voulez.
Ce faisant, Piccoli fait entrer l’objet aimé dans une autre condition qui est celle de l’objet d’échange… ça c’est proprement inacceptable. Non pas tant du côté de l’autre, qui n’est qu’un autre, et qui n’y est pour rien dans cette affaire, mais du côté de Piccoli. Le sujet féminin n’accepte tout simplement pas cette place car la douleur se définit à ce niveau …
A quoi tu joues de me faire monter toute seule dans sa belle voiture ? … à cet américain. Tu ne comprends pas que c’est cette scène qui a causé mon malheur … Et je ne te pardonnerai jamais de me la faire revivre … D’où cette vengeance qui s’opère progressivement au travers le mépris.
Pourtant, ce qu’elle demandait était fort simple …
« Que demande-t-elle avant son rêve, dans la vie? Cette malade très éprise de son mari, que demande-t-elle ? C’est l’amour, et les hystériques, comme tout le monde, demandent l’amour, à ceci près que, chez elles, c’est plus encombrant. Que désire-t-elle? Elle désire du caviar. Il faut simplement lire. Et que veut-elle? Elle veut qu’on ne lui donne pas de caviar. La question est justement de savoir pourquoi, pour qu’une hystérique entretienne un commerce d’amour qui la satisfasse, il est nécessaire, premièrement qu’elle désire autre chose, et le caviar n’a pas ici d’autre rôle que d’être autre chose, et, en second lieu, que pour que cet autre chose remplisse bien la fonction qu’il a mission de remplir, justement on ne le lui donne pas. Son mari ne demanderait pas mieux que de lui donner du caviar, mais probablement qu’il serait alors plus tranquille, s’imagine-t-elle. Mais ce que nous dit formellement Freud, c’est qu’elle veut que son mari ne lui donne pas de caviar pour qu’on puisse continuer à s’aimer à la folie, c’est-à-dire à se taquiner, se faire des misères à perte de vue. »
Lacan, Les Formations de l’inconscient, Le Séminaire livre V.